Époque mythique (Trois Augustes et Cinq Empereurs, avant 2070 av. J.-C.) – Les origines légendaires de la civilisation chinoise posent les bases culturelles que le taoïsme intègrera par la suite. Fuxi, souverain mythique, est crédité de l’invention des huit trigrammes (bagua) représentant les forces du yin et du yang. Dans la tradition taoïste, Fuxi est vénéré comme une divinité civilisatrice et l’un des « Trois Augustes » fondateurs. L’Empereur Jaune (Huangdi), autre héros mythique (vers 2700 av. J.-C.), est célébré comme patron du taoïsme : on lui attribue des textes majeurs (par ex. le Huangdi Neijing, classique médical) et la légende rapporte qu’à sa mort il devint un immortel taoïste.
Dynastie Xia (env. 2070 – 1600 av. J.-C.)
Première dynastie chinoise selon les chroniques (existence semi-légendaire), la période Xia marque l’aube de la civilisation en Chine. Aucune œuvre taoïste attestée ne nous est parvenue de cette époque fondatrice, mais la culture Xia forme le socle sur lequel s’épanouiront plus tard les courants philosophiques.
Dynastie Shang (1600 – 1046 av. J.-C.)
Sous la dynastie Shang, la civilisation chinoise antique se développe autour de l’écriture et de la divination. Les inscriptions oraculaires gravées sur os et carapaces témoignent d’une pensée cosmologique naissante (culte des ancêtres, concept d’un ordre céleste) qui préfigure certains thèmes du taoïsme. Néanmoins, aucun texte explicitement taoïste n’est daté de cette période.
Dynastie Zhou (1046 – 256 av. J.-C.)
La longue dynastie Zhou, divisée en Zhou de l’Ouest (1046–771 av. J.-C.) puis Zhou de l’Est (770–256 av. J.-C.), voit émerger les premiers textes fondamentaux du taoïsme. C’est vers la fin de la période des Printemps et Automnes (770–476 av. J.-C.) qu’aurait vécu Laozi (Lao-Tseu), auteur légendaire du Dao De Jing (Livre de la Voie et de la Vertu). Rédigé au Ve siècle av. J.-C. environ, ce court ouvrage poétique pose les principes du Dao (la Voie) et du Wu wei (non-agir) et deviendra le texte fondateur du taoïsme. Durant la période des Royaumes combattants (475–221 av. J.-C.), le courant taoïste philosophique s’affirme avec Zhuangzi (Tchouang-tseu, IVe siècle av. J.-C.) dont le texte éponyme, le Zhuangzi, développe une vision mystique et relativiste en paraboles libres. On attribue également à Liezi (Lie Yukou, sage semi-légendaire) un troisième grand classique, le Liezi, compilation de récits et dialogues philosophiques. Traditionnellement daté du Ve siècle av. J.-C., ce recueil fut probablement mis en forme beaucoup plus tard (vers le IVe siècle apr. J.-C.), mais il complète le corpus des écrits taoïstes anciens aux côtés du Dao De Jing et du Zhuangzi. Notons qu’en parallèle, le Yijing (Livre des Mutations), manuel divinatoire fondé sur les hexagrammes issus des bagua, prend sa forme canonique sous les Zhou – sans être spécifiquement « taoïste », il influencera profondément la cosmologie du yin-yang et des Cinq Éléments dans laquelle s’inscrira l’alchimie taoïste.
Dynastie Qin (221 – 206 av. J.-C.)
L’unification de la Chine par la dynastie Qin s’accompagne d’une doctrine d’État autoritaire (légisme) peu compatible avec la philosophie taoïste. Cependant, le premier empereur Qin Shi Huang manifeste un vif intérêt pour l’occultisme : obsédé par la vie éternelle, il consulte des fangshi (mages) et envoie en 219 av. J.-C. l’alchimiste Xu Fu à la recherche de l’élixir d’immortalité aux îles des Immortels. Cette quête tourne à la légende (Xu Fu ne reviendra pas, la tradition disant qu’il atteignit le Japon), et l’empereur lui-même trouva la mort en 210 av. J.-C., probablement empoisonné par les pilules de cinabre (mercure) que lui faisaient ingérer ses médecins taoïstes. Par ailleurs, en 213 av. J.-C., Qin Shi Huang ordonne la brûlure des livres classiques : nombre de textes anciens sont détruits, mais les écrits proto-taoïstes semblent en grande partie épargnés, peut-être grâce à leur relative discrétion politique.
Dynastie Han (206 av. J.-C. – 220 apr. J.-C.)
Sous la puissante dynastie Han, le taoïsme va passer du stade philosophique à celui de religion organisée. Durant les Han occidentaux (206 av. J.-C. – 9 apr. J.-C.), la cour adopte surtout le confucianisme, mais un courant syncrétique dit Huang-Lao (mêlant les enseignements de l’Empereur Jaune et de Laozi) inspire certains conseillers. Un prince érudit, Liu An (179–122 av. J.-C.), compile en 139 av. J.-C. le Huainanzi, vaste traité encyclopédique intégrant des concepts taoïstes, confucianistes et légalistes. Ce texte reflète l’esprit éclectique de l’époque, où l’on recherche l’harmonie du Dao dans le gouvernement. Les Han orientaux (25–220 apr. J.-C.) voient naître les premiers mouvements religieux taoïstes populaires. En l’an 142, le maître Zhang Daoling prétend recevoir une révélation de Laojun (Laozi divinisé) et fonde le culte de Tianshi Dao (Voie des Maîtres célestes). Il prêche une vie vertueuse et communautaire (les adeptes versent « cinq boisseaux de riz » en dîme, d’où le surnom de l’école) et établit un état théocratique taoïste dans le Sichuan. Parallèlement, la société secrète du Taiping Dao (Voie de la Grande Paix) diffuse un message millénariste : son chef Zhang Jue déclenche en 184 apr. J.-C. la révolte des Turbans jaunes, vaste soulèvement paysan se réclamant d’un salut taoïste. Zhang Jue s’appuie sur le Taipingjing (Classique de la Grande Paix), un texte apocalyptique promettant l’ère de paix messianique en échange d’une purification spirituelle. Bien que la rébellion soit écrasée, ces mouvements révèlent l’essor d’un taoïsme religieux mobilisateur. À la fin des Han, Laozi est d’ailleurs officiellement déifié sous le nom de Taishang Laojun (« Très-Haut Seigneur Lao »), marque de la reconnaissance impériale du taoïsme naissant.
Période de division (220 – 589)
Du IIIe au VIe siècle, la Chine éclate en royaumes rivaux (Trois Royaumes, puis dynasties Jin, puis dynasties du Nord et du Sud). Ce contexte troublé est propice à un foisonnement de pratiques ésotériques et à l’essor de nouvelles écoles taoïstes. Le lettré-alchimiste Ge Hong (283–343) illustre cette période : issu de la noblesse des Jin orientaux, il se consacre à la quête de l’immortalité. Dans son ouvrage Baopuzi (« Le Maître qui embrasse la simplicité »), Ge Hong recense recettes d’élixirs, techniques de longévité et récits d’immortels, combinant l’éthique confucéenne avec les doctrines occultes taoïstes. Ge Hong distingue alchimie externe (préparation de pilules à base de cinabre, or, etc.) et alchimie interne (yoga énergétique, régime, respiration), posant les fondations de la tradition alchimique chinoise.
Au IVe siècle, de nouveaux courants taoïstes structurés apparaissent. Vers 364, dans le royaume des Jin orientaux, le mystique Yang Xi reçoit des révélations de divinités en état de transe : ces écrits, compilés plus tard, forment la base de l’école Shangqing (Clarté Suprême). À ses débuts, Shangqing se consacre à des pratiques méditatives raffinées, réservées à une élite cultivée, en contraste avec les Maîtres célestes plus tournés vers le salut collectif. La fondation de Shangqing est attribuée notamment à la matriarche Wei Huacun (252–334) et aux écrits inspirés transmis par Yang Xi, qui seront commentés et codifiés un siècle plus tard par Tao Hongjing (456–536). Tao Hongjing, érudit de la dynastie Liang (Sud), collecte en effet les textes révélés de Shangqing, organise le panthéon et les rites de cette école sur le mont Maoshan, et devient le grand systématisateur du taoïsme médiumnique.
À la fin du IVe siècle naît également le courant Lingbao (Trésor du Numen), initié par Ge Chaofu (petit-neveu de Ge Hong). Les textes Lingbao intègrent de nombreux concepts empruntés au bouddhisme (notions de salut universel, cosmologie nouvelle) tout en réinterprétant le taoïsme ancien. L’école Lingbao promeut des liturgies d’offrandes et d’exorcismes, et grâce au travail du prêtre Lu Xiujing (406–477) – qui compile le premier canon taoïste vers 445 – ses doctrines et rituels sont consolidés et diffusés. Lu Xiujing, figure majeure du taoïsme du Sud, codifie en outre les rites des Maîtres célestes locaux pour les harmoniser avec la nouvelle orthodoxie Lingbao. Au Ve siècle, on voit aussi apparaître les premières communautés monastiques taoïstes, inspirées du modèle bouddhique (moines célibataires, temples, discipline commune), bien que ce monachisme ne prenne vraiment son essor que plus tard.
Durant ces “Six Dynasties” (220–589), les différentes écoles taoïstes coexistent et gagnent en influence, malgré la rivalité du bouddhisme indianisé qui progresse en Chine du Sud et du Nord. Les Maîtres célestes, réfugiés dans le royaume de Wei puis auprès des dynasties du Nord, tentent par exemple une réforme sous Kou Qianzhi (365–448) pour moraliser leurs rangs et obtenir la reconnaissance de l’empereur des Wei du Nord. À la veille de la réunification par les Sui (fin VIe siècle), le paysage taoïste est foisonnant mais complexe : Shangqing demeure influent parmi les élites (visions extatiques, talismans ésotériques), Lingbao diffuse un taoïsme ritualiste teinté de messianisme, et la voie des Maîtres célestes (Tianshi/Zhengyi) reste active localement. Cette richesse doctrinale sera partiellement unifiée dans les siècles suivants.
Dynastie Sui (581 – 618)
La dynastie Sui réunit de nouveau l’empire et inaugure d’importantes réformes, y compris religieuses. L’empereur Wen 隋文帝 (r. 581-604) cherche à légitimer son pouvoir en s’appuyant sur les deux grandes traditions : il se présente à la fois comme souverain bouddhiste protecteur de la Loi et comme héritier du daoïsme. Le taoïsme bénéficie d’un patronage impérial mesuré pendant cette courte dynastie. Wendi promulgue des édits honorant Laozi (il lui attribue le titre de « Saint ancêtre » et prétend descendre de la lignée Li de Laozi), tout en promouvant la construction de monastères taoïstes. Les Sui encouragent par ailleurs un syncrétisme : en 601, l’empereur fait même superviser une nouvelle traduction des sutras bouddhiques en y incluant la terminologie du Dao pour rapprocher les deux doctrines. Cette politique de conciliation prépare le terrain pour l’âge d’or taoïste de la dynastie suivante.
Dynastie Tang (618 – 907)
La dynastie Tang marque l’apogée du soutien étatique au taoïsme. La famille impériale Tang, portant le nom de clan Li, revendique une ascendance directe avec Laozi lui-même – on considère ainsi Laozi comme l’ancêtre dynastique. En 666, l’empereur Gaozong décerne à Laozi le titre de « Très Haut Empereur mystique », et un culte officiel lui est rendu. Sous l’empereur Xuanzong (r. 712-756), le Dao De Jing est élevé au rang de Classique (Jing) et intégré en 731 au programme des examens impériaux, chaque fonctionnaire étant tenu d’en posséder un exemplaire. Par ailleurs, en 748, Xuanzong ordonne la compilation d’un canon taoïste complet – le Kaiyuan Daozang – rassemblant quelques mille écrits. Cette ferveur impériale confère au taoïsme un prestige inédit : les auteurs taoïstes de l’Antiquité (Laozi, Zhuangzi, Liezi, etc.) reçoivent des titres honorifiques, et les maîtres contemporains sont invités à la cour.
Les empereurs Tang adoptent des rituels taoïstes d’État pour assurer la prospérité de l’empire. Par exemple, le rituel des Neuf Palais contre la sécheresse est institué comme cérémonie officielle sous l’empereur Xuanzong. Des moines taoïstes éminents officient à la cour : ainsi Zhao Guizhen conseille l’empereur Wuzong et l’aurait incité à lancer la proscription du bouddhisme en 845 (cette campagne anti-bouddhiste de 845, bien que brève, témoigne de la volonté de promouvoir le taoïsme indigène face à la « religion étrangère »). Les Tang établissent même un monastère taoïste au sein du palais impérial et un laboratoire d’alchimie y prépare des potions d’élixir pour prolonger la vie des souverains. La quête d’immortalité reste en effet vivace : plusieurs empereurs Tang consomment des pilules alchimiques (avec des issues parfois fatales). Le taoïsme est donc pleinement intégré à l’idéologie d’État Tang, tout en étant placé sous un contrôle administratif rigoureux.
Sur le plan des écoles, Shangqing jouit d’une faveur particulière à la cour des Tang. L’école du mont Maoshan (émanation de Shangqing) fournit de nombreux maîtres spirituels appréciés des élites aux VIIIe-IXe siècles. Parallèlement, la mouvance des immortels taoïstes s’enrichit de figures légendaires à l’époque Tang : c’est de cette période que datent la plupart des récits sur les Huit Immortels, en particulier Lü Dongbin, Zhongli Quan, Zhang Guo ou Li Tieguai. Ces personnages – pour certains peut-être inspirés de praticiens réels devenus mythes – ne furent pas forcément célèbres de leur vivant, mais la tradition postérieure les a situés à l’époque Tang et en a fait des modèles d’alchimistes et d’ascètes taoïstes. Leurs légendes alimenteront notamment l’école Quanzhen au XIIe siècle.
Période des Cinq Dynasties et Dix Royaumes (907 – 960)
Après la chute des Tang en 907, la Chine traverse un demi-siècle de morcellement. Durant ces cinq dynasties éphémères au Nord et les dix royaumes concurrents au Sud, le taoïsme conserve une influence malgré l’instabilité politique. Le grand maître Du Guangting (850–933), actif au Sichuan pendant cette période, joue un rôle crucial pour la transmission : il rédige des œuvres compilant les légendes de Laozi et les interprétations des écrits taoïstes. Du Guangting systématise la mythologie taoïste (il fixe par exemple la biographie légendaire de Laozi) et il codifie certains rituels, leur donnant la forme qu’ils conserveront sous les Song. Il est également l’auteur d’un des premiers romans de cape et d’épée chinois (Histoire de l’invité à la barbe crépue), témoignant de l’imprégnation du taoïsme dans la littérature de l’époque. Malgré les troubles, les écoles Shangqing et Lingbao subsistent localement (notamment à Maoshan et Gezao au Jiangxi) et les Maîtres célestes de Longhu Shan au Jiangxi maintiennent leur lignée, en attendant un retour de l’unité nationale.
Dynastie Song (960 – 1279)
La dynastie Song, marquée par un renouveau culturel, encourage un syncrétisme ouvert entre taoïsme, bouddhisme et confucianisme. Les empereurs Song soutiennent le néo-confucianisme qui intègre des éléments taoïstes et bouddhiques dans sa doctrine. Parallèlement, les rites et le clergé taoïstes sont mis à contribution de l’État : la cour Song organise des rituels exorcistes pour protéger le royaume (comme les rituels de Maîtres du tonnerre contre les esprits néfastes) et reconnaît officiellement certains dieux populaires taoïstes (tels que Wenchang, dieu des Lettres) afin de s’assurer le soutien du peuple. Des examens officiels sont instaurés pour certifier les maîtres taoïstes aptes à officier, signe de la formalisation de la religion. Sous l’empereur Huizong (r. 1100-1126), grand amateur d’arts et de taoïsme, un nouveau canon taoïste imprimé est réalisé (le Zhenghe Wanshou Daozang en 1119) rassemblant des milliers de textes. Bien que cette édition Song ait été partiellement perdue lors des guerres, l’idée d’un corpus canonique diffusé par l’État s’enracine.
Le XIe-XIIe siècle voit l’essor de l’alchimie interne (neidan), axée sur la transmutation spirituelle de l’être. Au Sud de la Chine, des maîtres comme Zhang Boduan (984?–1082) jettent les bases d’une école d’alchimie intérieure dite « École du Sud ». Son traité Wuzhen pian (« Éveil à la Vérité ») expose sous forme poétique les étapes de la réalisation du Dan (élixir) intérieur, assimilé à l’union du yin et du yang au sein du corps. Indépendamment, dans le Nord, un courant d’alchimie et de méditation aboutit à la fondation en 1167 de l’école Quanzhen (Parfaite Complétude) par Wang Chongyang (1113–1170). Ce dernier, après des années d’érémitisme, prêche une synthèse des trois enseignements (confucianisme, bouddhisme Chan et taoïsme) et met l’accent sur la cultivation intérieure de la Nature et Vie (xing et ming). L’école Quanzhen institue un monachisme taoïste renouvelé (célibat, vie cénobitique sobre) et ouvre ses pratiques auparavant ésotériques à un plus large public. Wang Chongyang transmet à sept disciples célèbres (les Sept Vénérables), dont Qiu Chuji et Sun Bu’er, qui diffuseront Quanzhen. Ainsi, à la veille de l’invasion mongole, le taoïsme Song est dominé par deux grands courants : Quanzhen au Nord (axé sur l’ascèse monastique et l’alchimie interne ouverte) et Zhengyi (Maîtres célestes réformés, au Sud) – tandis que perdurent les traditions locales Shangqing/Lingbao souvent intégrées dans l’une ou l’autre école.
Dynastie Yuan (1271 – 1368)
Les conquérants mongols de la dynastie Yuan, bien que bouddhistes de cœur, adoptent une politique de tolérance et de cooptation des religions chinoises. Ils s’appuient notamment sur les deux grandes écoles taoïstes institutionnalisées. L’école Quanzhen, forte de son réseau monastique dans le Nord, obtient des privilèges sans précédent : en 1222, le maître Qiu Chuji (1148–1227), successeur de Wang Chongyang, est convoqué par Gengis Khan en Asie centrale. Impressionné par son charisme, Gengis lui confère le titre de « Maître national » et lui octroie l’autorité sur l’ensemble du clergé taoïste et bouddhiste en Chine du Nord, avec exemptions fiscales à la clé. Sous l’égide de Qiu Chuji et de ses successeurs, Quanzhen multiplie les monastères (notamment le temple Baiyun Guan à Pékin, futur siège de l’école) et absorbe de nombreuses petites sectes locales. Entre 1237 et 1244, les Quanzhen procèdent à l’impression d’un nouveau Daozang (canon taoïste) en rassemblant tous les écrits disponibles. Cependant, sous le règne de Kubilai Khan, des tensions éclatent entre taoïstes et bouddhistes : en 1281, à l’issue d’un célèbre débat impérial où les taoïstes sont accusés d’avoir falsifié des sutras, l’empereur ordonne la destruction de certains textes taoïstes et la fermeture de monastères – on rapporte ainsi un autodafé de copies du Daozang cette année-là. Malgré ce revers, Quanzhen conserve la faveur des Yuan et demeure une force prédominante du taoïsme.
Parallèlement, l’école Zhengyi (Maîtres célestes), centrée au mont Longhu dans le Jiangxi, est reconnue comme l’autorité suprême pour les taoïstes non-monastiques. En 1239, le dirigeant mongol du Sud-Chine confère au Maître céleste Zhang un diplôme le nommant chef de toutes les écoles du Sud. Plus tard, en 1304, l’empereur Yuan Chengzong promulgue un édit unifiant les diverses lignées taoïstes du Sud sous la bannière Zhengyi et confirmant la suprématie héréditaire du Maître céleste de Longhu Shan sur celles-ci. Ainsi, sous les Yuan, le taoïsme chinois se structure essentiellement autour de deux pôles : Quanzhen (secte monastique du Nord, protégée par l’État) et Zhengyi (clergé des Maîtres célestes au Sud, intégré à l’administration). Cette bipolarisation, encouragée par le pouvoir mongol pour mieux contrôler les religions, simplifie en apparence le paysage taoïste et perdurera au-delà.
Dynastie Ming (1368 – 1644)
La dynastie Ming, restaurée par les Chinois Han, poursuit la politique de contrôle étroit des religions. Zhu Yuanzhang (Hongwu, fondateur des Ming) et ses successeurs appuient surtout l’école Zhengyi des Maîtres célestes, jugée plus apte à assurer des rituels publics propitiatoires utiles à l’ordre social. Dès 1368, Hongwu crée à Nankin une Académie taoïste supervisée par le Maître céleste, et en 1383 ce bureau devient le Bureau des Registres Taoïstes (Daolu Si) chargé de recenser et contrôler prêtres et monastères. Le chef héréditaire des Zhang de Longhu Shan est ainsi intégré dans la bureaucratie impériale en tant que garant de l’orthodoxie rituelle. Néanmoins, l’autre grand courant, Quanzhen, demeure très présent dans la société Ming : de nombreux moines Quanzhen parcourent le pays et fondent des ermitages. La cour Ming elle-même s’intéresse à certains sites taoïstes emblématiques : l’empereur Yongle (Chengzu, r. 1402-1424) vénère par exemple ardemment le dieu Zhenwu (Souverain Sombre du Nord) et fait ériger un vaste complexe de temples au mont Wudang (Hubei) en son honneur. Wudang devient un centre prestigieux alliant culte taoïste et arts martiaux ; c’est là que la légende place le moine Zhang Sanfeng, immortel errant affilié à Quanzhen, à qui on attribue plus tard l’invention du taijiquan (boxe interne).
Au milieu de la dynastie Ming, l’empereur Jiajing (Shizong, r. 1521-1567) porte le soutien impérial au taoïsme à son comble. Grand dévot, Jiajing passe des années en retraite spirituelle à pratiquer l’alchimie et la méditation taoïste, espérant prolonger sa vie. Il commande de nombreuses cérémonies taoïstes et va jusqu’à rédiger lui-même des prières rituelles en langue sacrée (les Qingci) adressées aux divinités. Sous son règne, les temples taoïstes prolifèrent dans la capitale et les talismans redeviennent à la mode à la cour. Cependant, ces excès finissent par discréditer le taoïsme auprès des élites confucéennes : après Jiajing, le taoïsme tombe progressivement en défaveur auprès du pouvoir Ming. Les derniers empereurs se tournent plutôt vers le bouddhisme ou la dévotion confucéenne, et le Bureau taoïste impérial perd de son influence.
Sur le plan littéraire, les Ming lèguent au taoïsme un héritage majeur : en 1445, sous le règne de l’empereur Zhengtong, est publiée l’édition définitive du Daozang (Canon taoïste) rassemblant plus de 1400 textes en 5300 fascicules. Ce Daozang de Zhengtong devient la référence absolue ; il préserve l’ensemble du patrimoine scripturaire taoïste (écrits des Maîtres célestes, corpus Shangqing et Lingbao, traités d’alchimie, de rituel, etc.). C’est essentiellement ce canon Ming de 1445 qui, plus tard, sera transmis aux lettrés et aux religieux des siècles suivants. Malgré quelques mises à jour mineures sous les Qing, il demeure jusqu’à nos jours le grand corpus de base du taoïsme.
Dynastie Qing (1644 – 1912)
Avec les empereurs mandchous Qing, le taoïsme n’est plus au premier plan, supplanté dans les faveurs officielles par le confucianisme orthodoxe. Toutefois, les Qing n’ignorent pas le taoïsme : ils cherchent à l’utiliser pour renforcer morale et ordre, tout en le surveillant étroitement. L’empereur Shunzhi (r. 1644-1661) et surtout son fils Kangxi (r. 1661-1722) s’intéressent à l’enseignement d’un moine Quanzhen, Wang Changyue (1594-1680). Wang Changyue, abbé du Baiyun Guan de Pékin, prône une interprétation épurée de l’alchimie interne : selon lui, la « pille d’immortalité » doit être comprise comme une transformation spirituelle intérieure et non une substance physique. Il insiste aussi sur le retour à une stricte observance monastique (célibat, obéissance aux préceptes) afin de restaurer la pureté du taoïsme. Ses idées séduisent les empereurs : Kangxi le charge de prêcher à travers l’empire et de réformer les monastères Quanzhen. Sous l’impulsion de Wang Changyue, la branche Longmen (« Porte du Dragon ») de Quanzhen gagne un immense prestige au XVIIe siècle, devenant la référence du taoïsme “orthodoxe” aux yeux de l’État.
En revanche, l’école Zhengyi (les Maîtres célestes héréditaires) est accueillie avec méfiance par les Qing. Les Maîtres célestes, dont le pouvoir local au Jiangxi s’est maintenu, sont soupçonnés de laxisme voire de connivence avec des sociétés secrètes anti-Mandchous. L’empereur Qianlong (r. 1736-1795) limite strictement leur influence : en 1753, il ordonne que le Maître céleste Zhang ne puisse plus quitter sa montagne de Longhu pour prêcher, le cantonnant à un rôle purement local. Son successeur Daoguang (r. 1820-1850) va plus loin en interdisant en 1836 aux Maîtres célestes de se rendre à Pékin officier pour l’empereur. Peu à peu, Zhengyi se trouve marginalisé du paysage officiel. Les empereurs Qing se méfient également des nombreuses sectes syncrétiques d’inspiration taoïste ou bouddhique (comme le Lotus Blanc, le Huit Trigrammes, etc.), qui prolifèrent parmi le peuple et fomentent parfois des rébellions millénaristes. Plusieurs révoltes populaires du XIXe siècle emprunteront ainsi un vernis taoïsto-bouddhique, contribuant à discréditer le taoïsme auprès des élites.
Au XVIIIe siècle, dépourvu de soutien impérial, le taoïsme officiel s’étiole : les grands monastères tombent en léthargie, beaucoup de lignées savantes s’éteignent fautes de disciples. Le culte taoïste se replie sur les pratiques populaires locales (rituels d’exorcisme, talismans) et sur des maîtres itinérants moins visibles. C’est dans ce contexte qu’en 1735, l’empereur Yongzheng meurt empoisonné par un élixir d’immortalité à base de mercure – dernier d’une longue liste de souverains à périr pour avoir voulu défier la mort. Du premier (Qin Shi Huang) au dernier (Yongzheng) en près de 2000 ans, l’histoire aura ainsi démontré de façon tragique les limites de l’alchimie externe.
En fin de dynastie Qing, malgré tout, le taoïsme reste vivace au sein de la population. Des petites sociétés religieuses syncrétiques apparaissent un peu partout, mêlant morale confucéenne, rituels taoïstes et croyances bouddhiques ou folkloriques (ex : courants du Huit Trigrammes ou du Lotus Blanc). Ces mouvements, souvent clandestins, préparent en partie le terrain aux bouleversements du XXe siècle.
République de Chine (1912 – 1949)
Après la chute de l’empire mandchou en 1911, le nouveau gouvernement républicain entreprend de moderniser la Chine en s’attaquant aux « superstitions féodales ». Dans ce contexte, le taoïsme – assimilé aux pratiques occultes et au culte idolâtre – est durement critiqué. L’influent intellectuel Liang Qichao écrit en 1916 qu’il est « humiliant » d’avoir à mentionner le taoïsme dans l’histoire religieuse de la Chine, « car le pays n’en a jamais tiré aucun avantage ». Le Mouvement du 4 Mai 1919, ultranationaliste et scientiste, amplifie encore cette hostilité envers les religions traditionnelles. Sous la République de Chine, des campagnes dites de “réforme des coutumes” visent à éliminer temples et pratiques jugés arriérés. En 1920, une loi est promulguée (sans être pleinement appliquée) pour interdire les temples dédiés aux dieux de la nature et les rituels de talismans et divinations – seuls les temples honorant des personnages historiques « exemplaires » (Confucius, héros nationaux) sont tolérés. Durant les années 1920-1930, de nombreux temples taoïstes sont convertis en écoles, en bureaux administratifs ou simplement détruits. Les cérémonies locales sont souvent interdites ou restreintes par les autorités qui y voient du charlatanisme. Le taoïsme survit essentiellement dans la sphère privée ou rurale, porté par la piété populaire plus que par des institutions visibles.
Malgré la répression, quelques érudits et maîtres taoïstes tentent de s’adapter à la modernité. Chen Yingning (1880-1969) par exemple, promoteur du yoga taoïste, publie dans les années 1930 des revues vulgarisant l’alchimie interne en termes scientifiques et hygiénistes, trouvant un certain écho en milieu urbain. Mais globalement, à l’aube de 1949, le taoïsme traditionnel est considérablement affaibli : la plupart des grands monastères ont perdu leurs moines, l’organisation hiérarchique est disloquée, et la guerre (invasions étrangères puis guerre civile) a encore aggravé les pertes matérielles. En 1948, le vieux monastère des Maîtres célestes au mont Longhu est incendié par les combats, et le 63ᵉ patriarche Zhang Enpu s’enfuit à Taïwan en 1950 emportant quelques reliques.
Chine populaire (1949 à nos jours)
Après l’établissement de la République populaire de Chine en 1949, le régime communiste applique une politique antireligieuse stricte, visant à éradiquer les « superstitions féodales » tout en contrôlant les cultes jugés utiles. Dans les années 1950, le taoïsme, comme les autres religions, subit de lourdes persécutions. Sans toutefois l’interdire formellement, le pouvoir impose la laïcisation forcée : interdiction de toute nouvelle ordination de prêtres ou de moines, interdiction des rituels « superstitieux » (talismans, divinations, exorcismes publics) et de toute structure religieuse indépendante. Les temples taoïstes encore debout sont fermés, confisqués ou transformés en musées. Beaucoup de religieux sont renvoyés à la vie civile et incités à travailler, tandis que les confréries populaires sont dissoutes ou contraintes à la clandestinité. En 1956, par exemple, les communistes font fondre les précieuses statues de bronze du temple de Wudang pour « récupérer le métal ». Néanmoins, dans le cadre de sa politique des “Trois Autonomies” (financer et administrer localement les religions pour les soustraire aux influences étrangères), Pékin crée en 1957 une Association taoïste de Chine (Zhongguo Daojiao Xiehui). Cette organisation officielle, placée sous contrôle du Parti, vise à rassembler les quelques maîtres taoïstes restants afin de les surveiller et d’encadrer une éventuelle reprise du culte. Le gouvernement promet en parallèle de restaurer certains temples emblématiques (ce sera fait très partiellement). Sous la présidence du lettré Chen Yingning, l’Association taoïste tente entre 1957 et 1965 de relancer des publications et des formations, mais ces efforts s’éteignent vite.
La Révolution culturelle (1966-1976) constitue un désastre pour le taoïsme comme pour l’ensemble du patrimoine religieux chinois. Les Gardes rouges maoïstes mènent une campagne fanatique de destruction des « quatre vieilleries » : temples, statues, sutras et antiques objets rituels sont saccagés à travers tout le pays. En 1966, l’Association taoïste est dissoute, les lieux de culte restants fermés, et les moines et nonnes encore présents chassés de force. On estime que des milliers de temples taoïstes furent endommagés ou détruits pendant cette décennie de chaos. Au monastère historique de Louguan (Shaanxi), 10 000 rouleaux de textes sacrés auraient été brûlés par ignorance. Les maîtres taoïstes doivent renier leur vocation ou entrer dans la clandestinité. Ainsi, à la fin des années 1970, le taoïsme institutionnel chinois semblait près de disparaître, réduit à quelques érudits dispersés et à des pratiques villageoises discrètes.
Après la mort de Mao, la politique se libéralise légèrement. En 1979, sous l’impulsion de Deng Xiaoping, le gouvernement chinois amorce une réhabilitation partielle des religions pour accompagner la nouvelle ère de réformes. Le taoïsme bénéficie alors d’une renaissance encadrée. L’Association taoïste de Chine est rétablie en 1980 et tient son premier congrès au temple des Nuages Blancs (Baiyun Guan) à Pékin, restitué pour l’occasion. Ce temple Quanzhen, fondé au XIIIe siècle, redevient ainsi le centre national du taoïsme ; il rouvre en 1984 en tant que lieu de culte (et site touristique) après rénovation. À partir des années 1980, de vieux maîtres sortis de clandestinité forment de jeunes apprentis, ce qui permet de reconstituer progressivement un clergé. En 1984, une première académie taoïste est créée au Baiyun Guan pour offrir un enseignement théologique et liturgique aux nouveaux adeptes. Les ordinations de moines Quanzhen reprennent officiellement en 1989, renouant avec la tradition monastique interrompue depuis 1949. L’école Zhengyi, à vocation non monastique et très ancrée dans les campagnes, met plus de temps à se relever : ce n’est qu’en 1992 que ses ordinations (de « maîtres » mariés) sont de nouveau reconnues par l’État, et que son sanctuaire du mont Longhu est autorisé à rouvrir (initialement pour les fidèles chinois d’outre-mer). Entre-temps, en 1990, la lignée des Maîtres célestes s’était perpétuée à Taïwan avec l’intronisation du 64ᵉ Tianshi (Zhang Yuanxian). En 1992, une première rencontre historique a lieu au temple de Louguan entre des représentants taoïstes de Taïwan et du continent (Quanzhen et Zhengyi), marquant le début d’échanges religieux à travers le détroit.
Aujourd’hui, le taoïsme est reconnu comme l’une des cinq religions officielles de la Chine (aux côtés du bouddhisme, de l’islam, du catholicisme et du protestantisme). À partir des années 1990, les autorités chinoises ont encouragé la restauration de nombreux sites taoïstes pour leur intérêt culturel : on compte plus de 450 temples et monastères taoïstes rouverts et restaurés dès 1994, chiffre qui a encore augmenté depuis. Des célébrations traditionnelles, jadis bannies, sont de nouveau autorisées (fêtes de la mi-automne, anniversaire de Laozi, etc.), quoique souvent présentées comme folklore patrimonial. Le taoïsme contemporain reste placé sous une surveillance étroite du Bureau des Affaires religieuses : les temples, prêtres ou maîtres doivent être enregistrés et approuvés, et les grandes cérémonies publiques requièrent une autorisation officielle. Cependant, dans les campagnes, on estime que de nombreux maîtres Zhengyi continuent de pratiquer de façon informelle, perpétuant les rituels locaux en marge du contrôle étatique.
Malgré ces contraintes, le taoïsme chinois connaît un réel renouveau au XXIe siècle. Des centres de recherche sur la culture taoïste ont été fondés (à Pékin en 1989, Shanghai 1988, Xi’an 1992), et l’Association taoïste publie périodiquement des études et de nouvelles éditions de textes (en 1986-93, elle a réimprimé un Daozang jiyao de 400 textes issus du canon Qing). Les arts martiaux internes (tai-chi, qigong) et la médecine traditionnelle associée au tao sont promus comme éléments du patrimoine national, reconnus même par l’UNESCO. Le taoïsme s’exporte et suscite l’intérêt d’un public international en quête de spiritualité et de bien-être holistique. Après un long déclin, l’enseignement de Laozi et la pratique des « voies du Dao » (voie de la Nature, de la simplicité, de l’immortalité spirituelle) retrouvent ainsi leur place, modestement mais durablement, dans la Chine contemporaine et dans le monde.