Article paru dans le MTC Mag n°85 - octobre 2025
Comment la « Porte des Nuages » (2P Yúnmén 雲門) relie-t-elle la respiration physique à l’inspiration spirituelle ? Point d’entrée du Poumon, il nous enseigne comment accueillir le souffle du Ciel et traverser tristesse et deuil en ouvrant la poitrine à la lumière.
2P Yúnmén 雲門 – Porte des Nuages
Nous poursuivons notre exploration des points d’acupuncture à travers les saisons énergétiques, en mettant aujourd’hui à l’honneur l’Automne et un point essentiel du Méridien du Poumon (Shǒu Tài Yīn Fèi Jīng 手太陰肺經) : le 2P Yúnmén 雲門, ou Porte des Nuages. Ce point, situé à l’entrée de la poitrine, nous introduit à la dynamique céleste du Poumon, maître des souffles et Organe de l’Automne. C’est par cette porte que le Qì du Ciel pénètre, se condense, se purifie et se diffuse dans le corps. Une invitation à ressentir le monde, à entrer en contact, et à laisser circuler l’air et l’émotion, entre Ciel et peau.
Un nom évocateur
Le nom du point, 雲門 Yúnmén, se compose de deux idéogrammes puissants[i] :
Fig. 1 : Étymologie de 雲 d’après Philippe LAURENT
雲 Yún (fig.1) signifie nuage. À l'origine, c’est la représentation d'une nuée qui vient d'en-haut (également nuée qui sort de la bouche lorsqu'on parle, soit le verbe dire.) 雨 (yǔ), c’est l’eau qui tombe goutte à goutte d'une couverture de nuages qui pend au ciel, soit la pluie. La glose dit : « Quand les vapeurs humides se sont élevées jusqu'aux régions froides elles s'y condensent ». L’association de Yún + Yǔ restitue le sens de nuages. Enfin la forme simplifiée du caractère (S) revient à l'écriture originelle (A/B).
Étymologiquement, il évoque la pluie suspendue dans le ciel, les vapeurs condensées, les souffles célestes en voie de matérialisation. Dans la symbolique du Qì, les nuages incarnent le souffle du Ciel se manifestant, s’accumulant et se diffusant dans le monde terrestre.
Fig. 2 : Étymologie de 門 d'après Philippe LAURENT
門 Mén (fig.2), d’après Wieger (W129C) est une porte fermée à deux battants avec une notion de convergence. Pour le Shuō Wén[ii], c’est écouter à la porte, prêter l’oreille. Le caractère est fait de deux fois la porte simple, hù 戶. Porte à deux battants. Pour, L. Tenenbaum[iii], 門 Mén est la porte monumentale à deux battants, celle qui marque la limite entre deux espaces différents, une porte qui peut même faire son office sans qu’il y ait de murs. Cl. Larre et E. Rochat de la Vallée la voient comme le lieu « par où les essences se lient aux esprits. On la distingue du portillon 戶 hù, la petite porte par laquelle on entre réellement, dans la vie de tous les jours…
La porte, est une image centrale en médecine chinoise : c’est un seuil, une ouverture, un passage entre deux mondes. Une porte laisse entrer ou sortir. Ici, elle ouvre le thorax à la circulation des souffles et à la lumière du ciel.
Le nom entier, Porte des Nuages, évoque une entrée par laquelle descend le souffle céleste, le Qì pur (清氣 qīng qì), indispensable à la respiration et à la vie. C’est une zone de captation subtile, qui reçoit les influences atmosphériques mais aussi émotionnelles. D’après le Sùwèn (chapitre 5), le nuage est le Qì terrestre qui monte, la pluie est le Qì céleste qui descend ; la pluie produit le Qì terrestre, le nuage produit le Qì céleste. Le Qì céleste communique avec le Poumon, le Qì terrestre communique avec la gorge.
De même que le point 2P Yúnmén gouverne la structure et la fonction du Poumon, de même il maîtrise la régulation du passage des nuages (le Qì) à travers la porte entre l’interne et l’externe en fonction du Yīn-Yáng et des quatre Saisons, il adapte la respiration et la circulation du Qì dans les Méridiens au comportement des nuages dans le macrocosme. Ainsi, selon les quatre Saisons, le Qì circule plus vite vers le haut et la périphérie en été, plus lentement vers le bas et la profondeur en hiver. Il amasse le Qì en automne, le met en réserve en hiver ; au printemps il déclenche la naissance et la croissance, et en été la prospérité.[iv] Une anecdote transmise par les textes impériaux renforce cette lecture symbolique :
Yúnmén était aussi le nom d’un hymne dynastique propre à l’Empereur Jaune (Huáng Dì 黃帝). On racontait qu’en chantant cet hymne, l’empereur faisait descendre les souffles célestes sur son peuple, à la manière d’une pluie bienfaisante[v]. Le point Yúnmén devient alors une image vivante du Poumon en tant que Premier Ministre du corps, transmettant la volonté céleste (le Dào) au sein de l’organisme.
A mettre en lien avec cette légende :
« Jadis, bien avant l’apparition des concepts de Yīn et de Yáng, les nuages (yún 雲) et la pluie (yǔ 雨) symbolisaient déjà l’union du Ciel (tiān 天) et de la Terre (dì 地).
Selon la légende, un roi du Sìchuān fit un jour une excursion au mont Wū, la « montagne des Sorcières ». Épuisé, il s’endormit au milieu de la journée et rêva qu’une femme s’approchait de lui. Elle se présenta comme la dame du mont Wū. Elle dit au roi :
« J’ai entendu dire que vous étiez en ce lieu. Je souhaiterais partager votre couche. »
Quand les amants se séparèrent, la femme lui confia :
« Je vis sur la pente sud du mont Wū, sur une hauteur. À l’aube, je suis les brumes matinales (chén xiá 晨霞), le soir, je suis la pluie qui tombe (yǔ 雨). Chaque matin et chaque nuit, je rejoins ces collines. »
Ainsi, les anciens disaient que les relations entre les nuages (yún 雲) et la pluie (yǔ 雨) signifiaient l’acte sexuel. Les nuages (yún 雲) symbolisaient l’essence vitale féminine (nǚ jīng 女精), et la pluie (yǔ 雨) l’essence vitale masculine (nán jīng 男精). Quant aux brumes des montagnes (yún qì 雲氣), elles représentaient l’essence subtile émise lors de l’union du Ciel et de la Terre sur les sommets élevés.
Le Dào crée le Ciel à partir d’un Qì pur (qīng 清), léger et mobile, qui s’élève, et la Terre à partir d’un Qì impur (zhuó 濁), lourd et tranquille, qui descend. Par la suite, le Ciel émet son Qì pur et léger du haut vers le bas, et la Terre renvoie son Qì impur et lourd du bas vers le haut. »
Localisation anatomique et fonctionnelle[vi]
Le point 2P Yúnmén (fig.3) se situe dans le sillon delto-pectoral, à 1 distance en dessous de l’union du tiers externe et du tiers moyen de la clavicule[vii]. Il est situé juste au-dessus du 1P Zhōngfǔ 中府. Il correspond à l’espace où la respiration s’élargit, s’ouvre, et où l’on capte intuitivement les sensations du monde extérieur.
Fig. 3 : Localisation du point 2P (Atlas d’acupuncture – Focks Claudia – Ed. Elsevier – page 84)
C’est un point du méridien principal du Poumon, mais aussi le lieu d’émergence du méridien musculaire dans la région antérieure de la poitrine, connectant bras, gorge et diaphragme. Il est donc un lieu de passage, de diffusion et de transformation. Il fait sortir le Yīn du thorax vers l’extérieur et la périphérie, il distribue les Souffles Nourriciers (Yíng Qì 營氣)[viii].
Fonctions principales :
• Il ouvre la poitrine et libère la respiration
• Il rafraîchit la Chaleur du Poumon
• Il renforce le Qì de la Rate et du Poumon
• Il soigne le Yáng pervers
• Il diffuse et fait descendre le Qì du Poumon
• Il disperse la Chaleur et calme la toux
• Il agit sur les tensions émotionnelles bloquées dans la poitrine
• Il permet une réception correcte du Qì atmosphérique
• Il est utilisé pour traiter les douleurs de l’épaule, les toux sèches ou grasses, et certains cas de dyspnée émotionnelle
Une symptomatologie révélatrice
Selon la tradition, le 2P Yúnmén est indiqué dans : toux, asthme, respiration difficile, oppression thoracique, douleurs de l’épaule. On dit parfois que lorsque l’âme corporelle (Pò 魄) est blessée par une tristesse trop forte ou un chagrin non exprimé, le point Yúnmén se ferme. La respiration devient courte, le regard se ferme, le contact au monde s’éteint. Rétablir la fluidité de ce point permet alors d'ouvrir la cage thoracique et l’âme corporelle à nouveau à la lumière du ciel.
Symbolique et portée clinique du point Yúnmén 雲門
Ce point, situé à l’entrée du Méridien, est la première porte du Poumon, la première manifestation de l’air qui entre et transforme. Il représente symboliquement la prise de contact entre le monde extérieur et notre intériorité. Une porte ne se franchit pas sans conscience : elle invite à l’écoute, à l’ouverture, à la vigilance.
En tant que Porte des Nuages, Yúnmén accueille le souffle subtil du Ciel. Il est un seuil entre l’intangible (nuages, esprit, émotions) et le tangible (chair, peau, souffle inspiré). Il correspond à la capacité à inspirer, physiquement et psychiquement.
Chez les personnes repliées, blessées, introverties, Yúnmén se ferme souvent, au sens propre comme au figuré. La poitrine est rentrée, le haut du corps contracté, l’épaule tendue, la voix faible. Rouvrir cette porte, c’est permettre à la respiration de redevenir une prière.
Yúnmén est aussi un point thérapeutique pour aider le deuil, les séparations, les transitions de vie. Il libère les tensions de l’âme corporelle (Pò), facilite le retour au monde après une sidération émotionnelle, et permet à la peau de retrouver sa fonction de contact.
En cette année du Serpent de Bois (2025)
L’année 2025 est placée sous le signe du Serpent de Bois (Yǐ Sì 乙巳), avec le Bois Yīn nourrissant le Feu Yáng. Ce binôme favorise l’émergence d’une chaleur intérieure subtile, mais aussi une possible surcharge du Feu dans la poitrine si le Bois est déséquilibré.
Dans ce contexte, le 2P Yúnmén, en tant que porte supérieure du Poumon, joue un rôle crucial. Il permet de moduler l’entrée du Qì céleste, de favoriser une respiration douce, une inspiration consciente, et de protéger le Shén (l’Esprit) en régulant les émotions liées à la tristesse, au repli, à l’anxiété.
[i] L’esprit des points – Philippe Laurent – Ed. You Feng (p.27)
[ii] 《說文解字》Shuō Wén Jiě Zì - « Expliquer les figures et analyser les caractères ».
[iii] Écrire, parler, soigner en chinois – Lucien Tenenbaum – Ed. You Feng (p.141)
[iv] Le Petit Monde Merveilleux des Points d’Acupuncture – Henning Strøm – Ed. You Feng (p.44)
[v] La bannière chinoise – Pour une dame chinoise allant en paradis – Claude Larre, Élisabeth Rochat de la Vallée – Ed. Desclée de Brouwer (p.39)
[vi] Atlas d’acupuncture – Claudia Focks– Ed. Elsevier (p.84)
[vii] Le Dragon de Jade – Atlas d’acupuncture – Jacques Martin-Hartz – Jacques Pialoux – Ed. Cornelius Celsus (p.177)
[viii] Punctologie générale – AGMAR – Ed. You Feng.