Gouverner sans trouble : le calme plutôt que l’émulation
不上賢,使民不爭;不貴難得之貨,使民不為盜;不見可欲,使民心不亂。
是以聖人之治也:虛其心,實其腹,弱其志,強其骨。
常使民無知無欲,使夫知者不敢為也。為無為,則無不治。
Traduction proposée
Ne pas élever les hommes de mérite,
Permet au peuple de ne pas se disputer.
Ne pas priser les biens rares,
Permet au peuple de ne pas voler.
Ne pas exhiber ce qui est désirable,
Permet au cœur du peuple de ne pas se troubler.
C’est pourquoi le Sage gouverne ainsi :
Il vide leur esprit,
Il remplit leur ventre,
Il affaiblit leur volonté,
Il fortifie leur corps.
Il s’applique à ce que le peuple
Soit sans ruse, sans désir,
Et que ceux qui savent
N’osent pas agir contre l’ordre naturel.
Il agit sans agir,
Et rien ne reste sans être mis en ordre.
Commentaire
Après les deux premiers chapitres consacrés au mystère du Dào et à la dynamique des contraires, Lǎozǐ aborde ici un principe fondamental de sa pensée politique : comment gouverner un peuple sans l’exciter au conflit, à la convoitise, à la compétition ?
Son approche est radicalement différente de celle de son époque. Au lieu de célébrer les héros, les sages ou les compétents, il propose de ne pas les mettre en avant. Pourquoi ? Parce que toute hiérarchie exhibée devient source de comparaison, de jalousie, et donc de lutte. En exaltant les talents, on éveille l’ambition et le désir de surpasser. La compétition engendre la discorde.
De même, mettre en valeur les biens rares attise le vol. Exhiber ce qui est désirable trouble l’esprit du peuple, l’éloigne du contentement simple. Ainsi, la solution n’est pas d’interdire ou de punir, mais de ne pas stimuler ce qui fait naître le désordre intérieur.
Le gouvernement du Sage
Le Sage gouverne autrement :
– Il vide les esprits : c’est-à-dire qu’il calme les pensées compliquées, les projections, les illusions.
– Il remplit les ventres : il veille aux besoins essentiels, concrets, simples.
– Il affaiblit la volonté : il décourage l’ambition, l’égoïsme, la quête personnelle de pouvoir.
– Il fortifie les corps : il veille à la santé, à la force, à la paix du peuple.
Autrement dit, il ramène les gens au naturel, à une existence simple, stable et équilibrée. Il ne gouverne pas en accumulant lois, récompenses et sanctions, mais en créant un climat où la paix intérieure devient naturelle.
Résonance contemporaine
Ce chapitre est souvent mal compris. Il ne s’agit pas de mépriser l’intelligence ou de prôner l’ignorance. Lǎozǐ ne rejette pas le savoir, mais l’usage du savoir qui divise, manipule ou désire dominer. Il propose un gouvernement sans agitation ni propagande, qui laisse les choses s’ordonner d’elles-mêmes, comme une eau troublée qui redevient limpide quand on cesse de l’agiter.
C’est un modèle écologique du pouvoir : non pas imposer, mais permettre un ordre naturel d’émerger. C’est ce qu’on appelle le wúwéi zhī zhì 無為之治, la gouvernance par non-agir. Et parce que le Sage n’intervient pas à tort et à travers, tout finit par se mettre en ordre de lui-même.